Des hommes qui marchent et des femmes qui racontent
Il y a des livres qui divertissent (comme ceux de Nothomb), d’autres qu’on déteste (comme ceux de Pierre Michon), d’autres qu’on oublie dès qu’on les a terminés (...) et il y a les livres qui changent votre vie. Pour mon premier article j'ai décidé de parler de cette dernière catégorie, et Les hommes qui marchent de Malika Mokeddem a changé ma vie. Je ne connaissais rien à la littérature dite francophone, autrement dit, la littérature de ceux qui écrivent en français mais qui ne sont pas français et c’était exactement ce par quoi il fallait commencer.
Zohra a été nomade une grande partie de sa vie. Elle est tout ce qui reste des « hommes qui marchent » c'est-à-dire des bédouins, et elle dépérit là, au pied des dunes, où elle s’est installée avec sa famille, s’improvisant conteuse des temps anciens. Elle raconte à ses enfants, puis à ses petits-enfants. Parmi eux, Leila, première fille de la famille à maitriser l’écriture. Comme Zohra, c’est un être rebelle. Elle puisera dans la parole de sa grand-mère la force de s’opposer au destin qu’on avait tracé pour elle et aux coutumes d’un autre âge. Leila et Zohra racontent pour ne pas mourir. Ces deux femmes sont magnifiques. Elles évoluent en miroir et l’une avec la parole, l’autre avec l’écriture, tentent de sauver ce qui reste de l’Algérie qu’elles aiment et qu’elles souffrent de voir en feu. L’histoire est prenante, mais c’est surtout que malheureusement, ici, on ne connaît rien à l’histoire de ce pays et c’est à travers les histoires de Zohra et l’histoire de Leila que s’esquisse une histoire de l’Algérie avant, pendant et après la guerre.
Ni féministes à la con type chienne de garde, ni simplistes, Zohra et Leila sont simplement des femmes majestueuses qui font ce qu’elles peuvent. Les hommes ne sont pas mis de côté, ils ne sont pas décrits comme des gros salauds ou même des êtres oppressants qui empêcheraient les femmes de s’épanouir. Ils sont pris dans une autre guerre et ne peuvent pas, même s’ils le voulaient, s’occuper de l’émancipation des femmes et de l’évolution de leur condition de vie. Cependant, rien de manichéen, il ne s’agit pas d’opposer les sexes pour glorifier la femme, ce qu’on trouve par exemple chez Léila Marouane, autre écrivaine algérienne, qui fait du père une figure inconstante et tyrannique, s’opposant constamment au bonheur de sa femme et de ses filles. Chez Mokeddem, l'homme n'est ni dénigré ni mis au pilori. Il est simplement moins important que les deux femmes qui content.
La parole de Zohra a quelque chose de magique. Elle m’a envoutée… Elle nous transporte littéralement dans un désert algérien fascinant et destructeur en même temps. Elle l’aime son désert, même s’il est violent et sans concession. Elle le raconte comme elle raconterait l’histoire d’un intime. C’est toute la force du livre. Je trouve qu’il n’y a rien de plus ennuyeux (tu m’excuseras Zola) que les descriptions qui n’en finissent pas et qui donnent juste envie de bruler le livre. Mokeddem évite le piège malgré une réelle littéralité. Tout le monde peut avoir accès à ses mots, à l’histoire et à la poésie sans lourdeur de l’écrivaine. Bref, lisez le, je l'ai pas spoilé et c'était dur... il enchantera vos soirées en solitaire et changera peut-être aussi votre vie.